Bouvatier, le champion égaré (juillet 1988)

Le final de la 14e étape du Tour de France le 17 juillet 1988 à Guzet Neige en Ariège

Dans l’attente du prochain départ de l’édition 2021 du Tour de France cycliste, et en hommage à mon ami Philippe Mignon et à ses exploits sportifs que j’ignorais jusqu’à hier matin, voici un texte-souvenir consacré à l’une des vedettes de mon enfance, Philippe (encore un ! Au secours, ils sont partout…) Bouvatier. Le Philippe BOU-VA-TIER, LE seul, L’unique, né à Rouen en 1964, le champion cycliste qui vivait dans la petite ville normande qui m’a vu grandir ; avec le recul, je suis incapable d’affirmer la véracité de cette information, mais c’est le souvenir que j’en ai en tout cas, ce que je croyais enfant et adolescent, comme tout le reste de cette histoire d’ailleurs.Je me souviens encore qu’on se moquait façon lourdingue de sa compréhension soit-disant limitée des grands enjeux géopolitiques du monde contemporain, comme de sa supposée spécieuse rhétorique, laquelle aurait trouvé depuis d’autres zélateurs en les personnes d’un certain R. Virenque, puis d’un autre certain F. Ribéry. Mais, ce ne sont là que de méchants on-dits invérifiables, des préjugés de classe, auxquels Philippe Bouvatier répondait de la plus démonstrative des manières : sur son vélo, il raflait toutes les courses dans notre secteur, et c’est tout ce qui comptait.

Il a fini, Philippe, par passer pro à force d’efforts et de sacrifices, un pro du cyclisme. Il n’a jamais pris la grosse tête, Philippe, toujours abordable et chaleureux, pas comme ces stars de cinéma et du cyclimse (merci de votre compréhension). Dans la ville de mon enfance, on avait aussi un équivalent boxeur. Jacky Boudin qu’il s’appelait, comme le peintre. Il refaisait le portrait de ses adversaires, comme eux le faisaient du sien, surtout le sien d’ailleurs, à l’issue des combats. J’allais de temps à autre avec mon père voir des tournois où il brillait dans la salle omnisports municipale. Le bruit des gants de boxe qui claquaient sur le corps, et la gueule, des adversaires me faisait très forte impression. Mais lui, Jacky, il n’est jamais devenu pro comme Philippe.

Vive ZORGLUB !

Pour revenir à ce dernier, le cycliste, le cador, il faut préciser qu’il a été champion de France junior en 1982, qu’il a concouru aux Jeux Olympiques en 1984 à Los Angeles (c’est au retour des Jeux qu’il passe pro le Philippe), et qu’il a également participé à quelques Tours de France. Dans ces moments, toute la ville était derrière lui, pleine d’excitation. Elle n’avait d’yeux que pour lui. Les Delgado, Longo, Lemond, Hinault et Fignon, ils/elle passaient tous après Bouvatier !

Et puis arriva le jour de la consécration, de la presque consécration pour être précis et surtout pour rester fidèle aux événements du 17 juillet 1988. C’était lors de la 14e étape du Tour, une étape de montagne, dans les Pyrénées, entre Blagnac et Guzet-Neige : 163 km de course sous une chaleur écrasante ; les corps des coureurs étaient déjà exténués après deux semaines de compétition acharnée… Cet après-midi-là, fasciné, je regardais la course avec mon grand-père qui me faisait profiter de sa science innée du commentaire sportif, dont je bénéficiais aussi à l’occasion des matchs de foot (les matchs de coupes de l’UEFA avec les épopées de Laval, Nantes, Bordeaux, Sochaux et Auxerre), les compétitions d’athlétisme, les tournois de tennis (Noah, Leconte, Lendl, McEnroe et Connors), les grands prix de Formule 1, que nous passions ensemble. J’oyais autant que je mirais.

Notre ami Philou l’année de son exploit avorté dans le Tour de France 1988 © Willem Dingemanse

Et là, dans le poste, en ce 17 juillet 1988, pendant la portion finale de l’étape, en pleine ascension vers la ligne d’arrivée, trois coureurs se sont détachés du peloton, trois coureurs parmi lesquels, à coup sûr, sortira le vainqueur de l’étape : notre héros local, Philippe Bouvatier en personne, et les redoutables Robert Millar (Écossais à ne pas confondre avec Roger Milla le footballeur camerounais) et l’Italien Massimo Ghirotto. Je m’en souviens comme si c’était hier : mon grand-père et moi, nous étions debout face à l’écran à encourager notre champion. A moins de 500 mètres de l’arrivée, Philippe Bouvatier lance un sprint de loin qui surprend ses adversaires. De lui, se dégage une irrésistible impression de puissance et de détermination qui le désigne comme le vainqueur assuré. Seul, Robert Millar, coriace, parvient à rester tant bien que mal dans sa roue, bien que distancé. Voilà Bouvatier qui s’approche de la ligne : 400 m ; 300 m ; 200 m. La course est jouée, c’est sûr, elle ne peut plus lui échapper, et on s’en félicite bruyamment d’avance. La liesse annoncée est amorcée ! Mon grand-père et moi sommes déjà prêts à nous enlacer pour partager un court mais intense moment de bonheur et de fierté !

Mais hélas, mille fois hélas, Philippe Bouvatier plutôt que de négocier avec grâce le dernier virage devant le conduire vers le podium, la bise aux miss du Tour, et l’immarcescible gloire cycliste, choisit – ou, plutôt, ne choisit pas – de suivre, devant la France entière, le sillage des voitures suiveuses des équipes, celles des sponsors, qui accompagnent les coureurs pendant les étapes, les suivre sur la route les menant vers leur parking… Il est poursuivi sur cette voie de garage par l’Écossais bas du front. Le temps que les deux benêts s’aperçoivent de leur nullité et reviennent sur le droit chemin, il est trop tard, l’Italien les a dépassés et file vers la victoire qu’il empoche les bras levés, sans un regard derrière lui, vers les deux nigauds abasourdis.

Capture d’écran : Philou qui a course gagnée fonce tout droit vers le parking des voitures suiveuses plutôt que de prendre le dernier virage sur la gauche et la ligne d’arrivée…

En l’espace de quelques secondes, ma fierté s’était transmutée en honte. Finissant à la troisième place d’une étape qui lui tendait les bras, Bouvatier l’alchimiste ne s’est jamais remis de cette déception… Quant à moi, depuis, je suis incapable de regarder une étape du Tour de France à la télévision. Il y a comme quelque chose de pourri au Royaume du Cyclisme. Pourtant, cet épisode représente pour moi un souvenir cher, certes saugrenu, qui a alimenté les conversations familiales pendant des années. Il me renvoie au tragicomique, à la déception, et surtout à ces étés passés en famille, et à mon grand-père qui monopolisait le salon tous les après-midi pendant le Tour de France car il était inconcevable qu’il rate la moindre étape de la compétition.

Le reportage de la mésaventure tragicomique de Philippe Bouvatier en ouverture du journal télévisé de 20 heures sur Antenne 2, présenté à l’époque par Daniel Bilalian, c’est ici.

Et ce con de journaliste, Daniel, qui appelle Philippe, ce con de cycliste, Michel, comme s’il n’avait pas déjà été assez ridiculisé…

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