Féroé au frais !

[Retour tardif sur un périple de groupe accompli au mitan de l’été, quand la canicule sévissait sur l’Hexagone, que l’on y succombait de chaleur, quand poursuivre l’humidité et les nuages avait du bon…]

Un voyage qui s’annonce embrumé aux îles Féroé. Pas facile de repérer les panneaux gauches dans de telles conditions… Ici devrait normalement s’étaler une splendide vue panoramique sur Tórshavn, la capitale de l’archipel féringien.

A Skálavík, sur l’île de Sandoy, où s’opère une distribution spatiale des membres du groupe assurant la maximisation spontanée de l’occupation territoriale. Mais, à part ça, toujours sans nouvelles des panneaux gauches féringiens… Déjà le deuxième jour du circuit.

A petite vallée, petit village, mais besogneux… Au frais à Funningur sur l’île d’Esturoy.

Les Féroé sont surnommées les îles du Peut-être. La formule est judicieuse et plaît fortement au Normand que je suis. Dans le brouillard du port de Syðradalur sur l’île de Kalsoy.

Inspirée d’un très célèbre conte des Féroé, la Kópakonan (femme-phoque) du sculpteur Hans Pauli Olsen attire chaque année un nombre toujours moins restreint de visiteurs à Mikladalur, sur l’île de Kalsoy. La Petite Sirène de Copenhague a du souci à se faire…

En bronze, haute de 260 cm, pesant près de 4 tonnes, elle ne passe pas inaperçue. Mais encore faut-il parvenir jusque là, sur les rochers dominant la mer d’où elle semble à peine surgir, se dévêtant de sa peau de phoque pour donner jour à son apparence humaine.

On raconte dans la légende qu’un fermier du village a dérobé sa peau de bête pour la contraindre à demeurer féminine. On ne naît pas femme, on le devient, et on nous le fait rester. Peut-être…

Eingin atgongd í Gásadalur, sur l’île de Vágar où l’on rencontre enfin notre panneau gauche. Toujours aux Féroé mais avec le soleil cette fois-ci. Avouez que ça semble valoir le coup de braver l’interdiction du panneau gauche pour s’offrir la vue qui s’y déploie au-delà… Évidemment, en tant que professionnel et responsable de groupe, je ne cautionne pas l’infraction des règles, surtout qu’on a la même vue sur la cascade avant et après avoir franchi ce panneau.

Encore la Kópakonan ! Pour vous ô lecteurs-trices, et parachever ce reportage aux Féroé – irl j’ai déjà regagné mes pénates depuis quelques jours [maintenant en vrai, ça fait quelques mois] – cette face habituellement cachée de la Kópakonan. Vous vous souvenez, la femme-phoque présentée supra… Ça s’est vu à Mikladalur aux maisons noires sur l’île de Kalsoy en juillet 2023.

Un rabiot de Féroé ? Histoire de terminer sur un chouette panneau ? « MERMAN XII INSTRUCTION »

Dans la salle des passagers du ferry M/F Sam, un panneau suranné nous explique comment enfiler notre gilet de sauvetage. Les visuels fleurent bon les années 70, et je suis à peu près certain que ce truc n’a pas été changé depuis la mise en service du navire assurant la liaison quotidienne entre les îles de Borðoy et Kalsoy. Et pour cause, après vérification sur le site de la compagnie opératrice, je peux désormais affirmer que le rafiot est sorti des chantiers navals en 1975.

Face de bélier féringien, Czesław Słania (1979)

Czesław Słania (1979) Bélier des Féroé, pour les postes féringiennes, gravure d’après photo d’Ewald Larsen & Andreas Arge

Føroyar (Féroé) : les « îles des moutons » selon l’étymologique avis de la plupart des historiens et linguistes.

Le graphiste et graveur de timbres polonais Czesław Słania (1921-2005) a longtemps vécu en Suède. Son travail est unanimement reconnu par les philatélistes. Artiste prolifique, il a travaillé pendant plusieurs décennies pour une trentaine de pays différents et réalisé plus d’un millier de timbres. Il y a donc de fortes probabilités que vous ayez léché le cul d’une de ses œuvres sans le savoir.

Sur un registre plus sérieux, les timbres peuvent parfois, indépendamment de leur beauté ou de leur intérêt artistique, être un recours précieux dans mon activité de conférencier, lorsque je prépare mes interventions, notamment quand j’élabore le diaporama que je projetterai. Les timbres sont en effet utiles pour illustrer les parties de mon propos pour lesquelles n’existent pas d’éléments archéologiques, d’architecture, ou d’œuvres d’art en musée. Ceci est d’autant plus vrai que, bien souvent, pour commémorer des événements historiques importants, les postes nationales des pays concernés éditent un timbre consacré, et font appel pour cela à des graphistes et graveurs de grand talent. Et partant, ces mêmes timbres peuvent être repris par la suite pour leur seules qualités plastiques et/ou documentaires. Un exemple ? Ci-dessous, un timbre du même Czesław Słania, pour le compte de la poste suédoise cette fois-ci, en 1973, et commémorant le centenaire du Musée Nordique de Stockholm (Nordiska museet) ; timbre conçu à partir d’une photographie de Nils P. Blix.

Une sacrée descente

La stèle aux péris en mer de Syðradalur (Kalsoy, Féroé)

Un soir de juillet 2022, dans le cimetière du petit village de Syðradalur sur l’île de Kalsoy aux Féroé – il ne reste plus là que 7 habitants à s’accrocher, l’exode rural ayant fait son office –, observant et détaillant la stèle commémorative pour les péris en mer, une lumière se fit dans le ciel sur ces douloureuses histoires et vint se poser sur la montagne de l’autre côté du bras de mer, délicatement, quelques minutes.

Illumination du soir sur la falaise de l’île Kunoy, séparée par un fin bras de mer de Kalsoy

Leur bateau vole désormais, et, du ciel, il arrive aux noyés de descendre encore à terre.

Détail du relief de la dalle commémorative de Syðradalur

Virðing

En triant et en classant ses photos, on apprend des mots dans les images.

En féringien, en islandais aussi sans doute, Virðing c’est le respect, la révérence.

Dans les îles, aux Féroé donc, on le cultive sur des panneaux gauches destinés aux touristes.

Photo prise en juillet 2022 à Saksun sur l’île de Streymoy. Ce village est un peu le spot du surtourisme féringien, d’où cette floraison de panneaux le long des routes et des sentiers. Beaucoup parmi les autochtones sont encore éleveurs de moutons, et l’herbe grasse dont se repaissent leurs troupeaux représente donc une denrée essentielle à leur activité. Ils voient conséquemment d’un mauvais œil le piétinement de leurs parcelles par des visiteurs inconscients des dégâts occasionnés à l’or vert qu’ils foulent ou conculquent.

L’ignorance est le plus souvent la cause du comportement touristique décrié par les Féringiens. Avec ce conflit d’usage, je ne peux m’empêcher de penser au paradoxe suivant (constaté dans beaucoup d’endroits où je travaille) : les milliers de visiteurs étrangers qui viennent dans cet archipel le font pour admirer sa nature présentée comme encore « préservée » (y compris par les promoteurs féringiens du tourisme), mais la plupart ignorent pratiquement tout de la culture locale, de l’histoire et du mode de vie de ses habitants, voire ne s’y intéressent que pour connaître le souvenir typiquement indigène à ramener comme trophée. Et mon rôle, en tant que guide, consiste à pallier à ce manque. Je ne dis pas que j’y arrive.

Saksun en hiver

Le tourisme aux Féroé avec Edward Fuglø

Edward Fuglø (2008) Microstate Camper (acrylique sur toile. Listasavn Føroya, Galerie Nationale des Féroé, Tórshavn)
Edward Fuglø (2008) Microstate Camper (acrylique sur toile. Listasavn Føroya, Galerie Nationale des Féroé, Tórshavn)

Les deux œuvres intitulées Microstate Camper du Féroïen Edward Fuglø soulèvent, sur un mode mi-onirique, mi-ironique, comme c’est souvent le cas chez leur auteur, une réflexion intéressante sur le devenir des îles Féroé : celle de la délicate cohabitation des touristes avec la société d’accueil ; le partage nécessaire par deux populations différentes d’un espace magnifique mais aux ressources et aux infrastructures limitées.

La société des Féroé, qui a longtemps été éparpillée, isolée sur 18 îles d’origine volcanique au relief difficile, une société longtemps repliée sur elle-même, ayant peu de contacts avec le monde extérieur, qui a vécu jusqu’à récemment dans des conditions très difficiles, synonyme de grande pauvreté, semble aujourd’hui assez peu préparée à recevoir des contingents de visiteurs internationaux toujours plus nombreux à atterrir chaque année sur l’île de Vágar où se trouve l’unique aéroport de l’archipel. L’hospitalité des Féringiens n’est pas en cause, au contraire, ceux-ci ont à cœur de donner à voir leur pays, et l’on trouve immanquablement dans chaque village une personne pour ouvrir la porte de la petite église luthérienne, l’éclairer et dévoiler ses modestes trésors. Ce qui hante les esprits, c’est la crainte de l’impact négatif du développement touristique sur l’environnement, dont la beauté sauvage, précisément, constitue le ressort principal de l’attractivité du pays ; l’irrépressible déploiement des infrastructures touristiques est donc redouté. Tant que le désir de goûter au dépaysement nordique, d’affronter ses brumes mystérieuses comme ses pluies d’été, de se frotter aux légendes vikings, ou de contempler les formidables falaises de basalte et les colonies d’oiseau qui nichent là, ne touchait que de rares passionnés pouvant se satisfaire de conditions d’hébergement relativement spartiates, cela ne posait de problème à personne. Mais la situation est en train de changer rapidement, et la fermeture momentanée des frontières imposé par le Covid ne semble avoir été qu’une parenthèse dans une tendance de fond. La destination s’internationalise, se démocratise, se popularise. Inexorablement, la pression s’accroît pour bâtir de nouveaux hôtels, des campings, des restaurants, des bars, des boutiques de souvenirs, des parkings avec des pissotières à proximité ; elle s’accroît aussi pour proposer à la location touristique de très court terme des logements privés qui sont dès lors ôtés du marché locatif local, etc. L’appât du gain est une puissance à laquelle peu savent résister, et le marché de l’emploi induit par le développement touristique paraît si prometteur…

Quelles vont être les conséquences de cette évolution inédite ? Comment les Féroïens choisiront-ils de l’encadrer ou de s’y adapter ? Le pays risque-t-il de s’y perdre ? Le contre-exemple du voisin Islandais qui se débat depuis plusieurs années dans une vive problématique de surtourisme est bien sûr dans toutes les têtes. Déjà quelques réactions hostiles et des mesures contraignantes sont signalées, tentant de défendre un environnement quotidien face à ce qui est perçu comme une intrusion touristique, pour se barricader, et pour parer aux dégradations éventuelles : des barrières surgissent en des lieux où jamais elles n’ont été posées, brisant la libre continuité des cheminements ; des panneaux d’interdiction fleurissent en certains endroits pour canaliser sur les bons chemins les flux touristiques, préservant sécurité des voyageurs, intimité des riverains, et intégrité des ressources agricoles – le piétinement de l’herbe fraîche destinée à nourrir les moutons est chose très mal appréciée par les éleveurs féroïens.

En réaction aux déambulations touristiques, barbelés et menace d’appel des forces de l’ordre à Saksun sur l’île de Streymoy en juillet 2019

Enfin la rupture de l’isolement et son corollaire, l’augmentation des contacts étrangers, ont-ils une incidence sur l’image de soi des Féroïens ? Par effet miroir, sous l’effet du regard et de l’attention des voyageurs autrement dit, va-t-on assister à une redéfinition de la perception qu’ont les habitants d’eux-mêmes, de leur propre culture et de leur pays désormais placé au centre d’un faisceau international en extension, exprimant curiosité et admiration ? Car si l’on vient en si grand nombre, et de si loin, pour observer et photographier jusqu’à satiété les îles, pour partager sur les réseaux sociaux des myriades d’images, amenant like et commentaires enthousiastes émis à des milliers de kilomètres de là, alors ce qui était perçu jusqu’à récemment comme ordinaire par les Féroïens, comme allant de soi, négligeable, voire misérable, s’avère digne d’intérêt, et devient motif de fierté et, partant, valorisable. La nature rude, sauvage, contraignante et dangereuse des Féroé, qui offrait peu, qui imposait des conditions de vie pénibles, qui n’était pas exempte de périls, est aujourd’hui louée pour sa force, sa magie, sa beauté pure et inaltérée, comme « coupée du monde ». La perception se renverse, une redéfinition identitaire s’opère sous l’influence du regard étranger, et ce processus s’accélère.

Bien sûr, la patrimonialisation de la culture féringienne, ainsi que le récolement de ses multiples artefacts, n’ont pas attendu l’arrivée des touristes, car, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle au moins, des pionniers ont tenu à préserver cet héritage populaire, notamment dans une perspective d’affirmation nationaliste, et donc politique, dirigée contre l’acculturation et l’influence du Danemark, puissance souveraine des Féroé depuis des siècles. Mais il y a loin de la préservation de la singularité féringienne qui a prévalu avant l’avènement du tourisme, à son exhibition actuelle dans les Visitor Centers, ou à sa mise en scène, plus ou moins savamment exécutée, par les musées présentant leurs collections.

Le développement touristique n’est donc pas sans influence sur l’évolution des Féroé. Les craintes proférées à l’encontre de son impact environnemental sont justifiées, mais il est loin d’être le seul à relever de cette critique. Les cultures de plantes fourragères, entourées de leurs fossés de drainage et de leurs clôtures, qui montent de plus en plus haut dans les montagnes, la multiplication des nasses géantes que disséminent les fermes aquacoles dans les fjords, les carrières et les autres équipements industriels qui creusent les falaises, l’extension des zones résidentielles modernes aux abords de villages longtemps restés dans leur jus, foisonnent, se multiplient, et ont un coût environnemental que nul ne peut ignorer. Sans contestation possible, il appartient aux seuls habitants des îles de décider de leur pertinence, mais dans une perspective purement touristique, leur réalisation est indubitablement dommageable. Tous ces projets entament aussi les paysages des Féroé, au même titre que les hôtels et les parkings, et ils contre-carrent le discours vantant l’inaltérabilité de la Nature de l’archipel. Ce sont pourtant quelques unes des manifestations concrètes et évidentes du dynamisme propre de la société féringienne, de son essor économique auquel contribue aussi le développement touristique. Rendre alors ce dernier seul responsable de la pression anthropique pesant sur l’environnement revient à en faire un bouc-émissaire.

Au contraire, le touriste qui privilégiera toujours les scènes de vue sans lignes électriques pour prendre ses photos, sans centrale au fuel, ou sans véhicule en stationnement devant la modeste et pittoresque maison de pêcheur, se positionne dans cette perspective du côté des défenseurs de l’environnement. Il est pour la conservation de la nature qu’il est venu trouver dans son écrin de verdure, pour le maintien du folklore qui réconforte en garantissant qu’il en aura toujours pour son argent. L’équation est paradoxale qui veut que le touriste dévore ce qu’il admire tout en désirant son immutabilité et sa virginité ; d’ailleurs le touriste, qui n’est pas à un paradoxe près, déteste souvent rien moins qu’observer son semblable gyrovague arpenter les mêmes lieux que lui, et de morigéner contre sa présence. De concert avec les défenseurs de l’environnement, les promoteurs et les acteurs locaux du tourisme peuvent donc être enclins à prendre position contre des projets d’investissements, la réalisation de nouvelles infrastructures (résidentielles, routières, industrielles, etc.), au nom de la défense de leurs propres intérêts économiques. Cette alliance peut paraître étonnante de prime abord mais elle s’explique parfaitement et, surtout, elle n’est que de circonstance puisqu’elle n’oblitère pas les oppositions structurelles entre acteurs sociaux déterminées par le partage d’un même territoire par des populations différentes.

Les Féroé sont donc à une période charnière de leur histoire ; une période qui correspond à la fin relative de leur isolement, lequel a toujours été un élément constitutif de ce pays, comme de son rapport au monde ; une période qui correspond à la découverte de l’altérité et aux transformations, parfois douloureuses, rendues nécessaires pour s’adapter à cette nouvelle situation. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les deux toiles d’Edward Fuglø présentées ici ; contexte à la fois plein de promesses mais lourd de craintes, toutes difficilement exprimables. La vision que l’artiste propose de cette évolution m’apparaît telle une poésie élégiaque, une allégorie douce et triste. Aux Féroé, minuscule nation atlantique, le touriste ne risque-t-il pas d’apparaître tel un géant, un Gulliver en voyage, curieux mais menaçant ? Un élément perturbateur venant occuper un espace démesuré aux côtés d’un monde en miniature, immobile comme une maison de poupées, et qui n’en paraît alors que plus fragile ? D’un geste malheureux, il pourrait tout écraser, par insouciance, par inadvertance…

Les deux toiles sont exposées à la galerie nationale des îles Féroé de Tórshavn, la capitale de l’archipel. Elles datent de 2008, voici donc quatorze ans. Elles apparaissent prémonitoires des transformations en cours.

Une semaine aux Féroé (juillet 2022)

Les péripéties inhérentes aux voyages en général, et des grèves des pilotes de certaines compagnies aériennes en particulier, ont failli provoquer l’annulation du voyage que je devais encadrer aux îles Féroé cette année, le premier depuis 2019 et l’interruption due au Covid.

Le matin du départ, j’ignorais toujours si le voyage se ferait et dans quelles conditions. Venu à Paris la veille, j’étais toujours dans l’attente de la confirmation, de l’annulation ou de l’espoir de trouver des billets sur une autre compagnie. Le ciel d’Europe est lourd de voyages avortés cet été, et celui-ci n’est pas passé loin de grossir cette triste cohorte.

Un épiphénomène sans aucun doute, mais pour moi, pour les 18 membres de mon groupe, pour la société qui m’engage et tous les prestataires locaux, il en allait différemment. Ce voyage, on y tenait ! Alors certes, aller jusque là-bas, dans ces îles nordiques, perdues au beau milieu de l’Atlantique, quelque part entre l’Écosse et l’Islande, s’est révélé plus compliqué qu’initialement prévu, mais nous y sommes finalement parvenus.

J’ai donc pu imaginer mes retrouvailles avec un vieux copain, Hans Pauli Hansen, le chasseur de macareux de l’île Mykines.

Hans Pauli Hansen (né en 1866) attrape des oiseaux à Mykines, in Alwin Pedersen (1935). Myggenæs. København: Gyldendal

Excursion sous les impressionnantes falaises de Vestmannabjørgini de l’île Streymoy. Des milliers de piafs n’ont rien trouver de mieux que de nicher dans les anfractuosités des parois de basalte qui s’élèvent jusqu’à 600 m au-dessus des eaux. Et dire qu’il y a des personnes assez téméraires pour braver l’océan à bord de trop frêles esquifs dans l’espoir de les observer.

Exode îlien. La principale agglomération de l’île Sandoy, Sandur, village de 500 et quelques habitants, a perdu un quart de sa population au cours des dernières décennies. L’isolement et le manque de perspectives provoquent le départ des familles vers d’autres lieux plus dynamiques. Il n’est pas rare d’y croiser des maisons abandonnées. L’espoir réside dans l’ouverture prochaine, en 2023, d’un tunnel routier sous-marin long de presque 11 kilomètres reliant Sandoy et Streymoy, l’île la plus peuplée de l’archipel.

Saksun. Tout au nord de l’île de Streymoy, une randonnée mène vers la plage du petit village. On chemine doucement entre de hautes falaises de basalte le long desquelles l’eau des montagnes se précipite. On se croit facilement arrivé au bout du monde. Le gris des nuages, le sombre sable volcanique, le vert étincelant des herbes folles, comme celui des mousses si grasses et si spongieuses ; le fracas des chutes d’eau, le ruissellement des eaux, le son étouffé du lointain ressac, et les tous cris des oiseaux dérangés par les promeneurs, nous enveloppent. Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des intrus, furtifs. Tout y est mystère ici.

On dit des Féroé qu’elles sont le pays des peut-être…

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L’île de Borðoy aperçue depuis la rive de Kalsoy aux dernières lueurs du soir. Les îles semblent n’être jetées qu’à quelques encablures l’une de l’autre, mais l’océan qui les sépare les distingue comme deux mondes différents, de singuliers microcosmes.

Sur l’île Vágar, le jardin secret de Gásadalur, la vallée des oies où les moutons sont de loin les plus nombreux, est accessible uniquement par un tunnel percé sous les montagnes dans les années 2000. Avant cela, seuls une cale improbable héroïquement établie au niveau de la mer, et des sentiers serpentant dangereusement dans les montagnes, mettaient ce lieu isolé au contact du reste de l’humanité.

Et déjà le voyage s’est refermé. Avec mes compagnons de route, je quitte à regret ces îles si attachantes. Je formule la promesse d’y revenir l’an prochain avec un nouveau groupe à mener, et un jour – pourquoi pas ? – ma famille et mes amis.

Faire la lumière sur le Nord : Joakim Eskildsen

Joakim Eskildsen – Nordic Sign, The puffins, 1993

Oublier les vilaines chanteuses grecques et retourner à l’essentiel, au Nord, à la canicule qui vient, comme des feux de forêts groenlandais, pour tout balayer.

La série « Nordic Signs » du Danois Joakim Eskildsen, réalisée entre 1989 et 1995, parle de la subreptice matière, de sa froideur comme de sa fragilité : le givre, la glace, la neige, la pluie, le vent, le brouillard, la peau, des éclairs, la lumière, la boue, la mer, les oiseaux ; que des métamorphoses !

L’œil d’Eskildsen s’immisce dans l’ordre instable des choses et nous donne à voir ce qui retient, ce qui transi, ce qui s’accroche au Nord : les êtres et les éléments. Sa focalisation est variable, il se concentre aussi bien sur l’infime détail qu’il s’aventure dans les grandes largeurs panoramiques.

C’est pour cette étrange raison, la raison de l’indétermination, que « Nordic Signs » est aussi une série initiatique, une poésie, un rêve de ces contrées tenaces où, réfléchie, la lumière n’illumine in fine jamais que nous-mêmes ; nous-mêmes naviguant entre deux écueils lamentables, entre le cliché mille fois ressassé et le déjà-vu sans énigme.

Joakim Eskildsen – Nordic Sign, Fireworks, 1991
Joakim Eskildsen – Nordic Sign, Ice III, 1993
Joakim Eskildsen – Nordic Sign, Faroe Islands, 1993
Joakim Eskildsen – Nordic Sign, Ice II, 1992
Joakim Eskildsen – Nordic Sign, The sky, 1993
Joakim Eskildsen – Nordic Sign, Mountain III, 1992
Joakim Eskildsen – Nordic Sign, Lofoten, 1993
Joakim Eskildsen – Nordic Sign, The fisherman, 1993

Le féringien est une langue nuageuse

Gjógv (Esturoy) (juillet 2017)

Mardi 16 juin 2020, dans un monde sans Covid 19, j’aurais pu débarquer aux Féroé, deuxième escale de ma croisière en Atlantique Nord.

J’évoquais hier à propos du shetlandic, le dialecte des Shetland, que ce dernier comportait de nombreux éléments provenant du norne. Cette langue éteinte est issue du sous-groupe occidental des langues vikings, à l’instar du vieux-norrois qui ne compte plus de locuteur non plus. Mais ce dernier dispose toutefois d’héritières bien vivaces : les langues d’Islande (360.000 habitants) et des îles Féroé (50.000 habitants).

On raconte souvent qu’une langue est le reflet des rapports qu’entretiennent ses locuteurs avec leur environnement, et qu’à la typicité d’un lieu correspond un lexique adapté dont les variations saisissent des nuances indiscernables à un étranger venu sur place. A y regarder de près, ces précisions lexicales renseignent aussi des liens cognitifs, pratiques et/ou symboliques développés entre les sociétés humaines et leur milieu naturel.

Trøllanes (Kalsoy) (juillet 2017)

Ce que l’on a appelé à partir des années 30 l’hypothèse Sapir-Whorf (d’après les travaux des anthropologues américains Edward Sapir et Benjamin Whorf) affirme même que le langage, et les catégories linguistiques qu’il mobilise, construisent l’entendement humain et rendent compte de notre vision du monde. Edward Sapir s’est appuyé notamment dans ses écrits sur le vocabulaire inuit qui possède un vocable beaucoup plus étendu que l’anglais pour désigner la neige, et permet ainsi d’en saisir des formes et des états qu’un anglophone est incapable de percevoir immédiatement. Ce qui revient à dire, en caricaturant l’hypothèse Sapir-Whorf, que le langage donne forme à la pensée, et que chaque locuteur d’une langue spécifique vivrait ainsi dans un univers de représentations mentales distinct. Présenté de la sorte, l’hypothèse est un fondement du relativisme culturel, et bien que le déterminisme de cette théorie a été vivement contesté par la linguistique cognitive des années 60, son influence demeure toujours vive aujourd’hui. Sapir est ainsi à l’origine de cette quasi-légende urbaine que l’on répète à l’envie annonçant que les Inuit possèdent des dizaines de mots pour désigner les divers états de la neige. C’en est même devenu un poncif pour présenter leur culture. Il en va de même pour les Samis de Scandinavie.

Kunoy (juillet 2017)

L’hypothèse Sapir-Whorf est régulièrement l’objet de publications scientifiques 90 ans après sa formulation ; certains travaux cherchant à la valider ; d’autres au contraire à l’invalider ; d’autres encore à la relativiser ou à établir ses critères de falsifiabilité.

Sur cette question fondamentale, les Féroïens ont leurs propres mots à dire : 37 exactement au dernier recensement. Tous ces termes ont en commun de désigner quelque chose qui paraît brumeux, nébuleux, voire de pas clair du tout. Aux Féroé, en effet, il existe 37 mots pour qualifier les différents aspects du… brouillard. Parmi ces 37 nuances de gris, on trouve par exemple le mjørkakógv qui est le brouillard à couper au couteau ; le pollamjørki autrement dit la brume de mer ; le hjallamjørki, littéralement la ceinture de brouillard dont le concept m’échappe totalement ; jusqu’à l’inquiétant kjaftsvart í mjørka, le brouillard noir qui se répand dans les vallées à la tombée de la nuit et qui est propice à tous les comtes mettant en scène trolls et huldufólks, les elfes locaux.

Syðradalur (Kalsoy) (juillet 2017)

Nota Bene : devant le peu d’empressement de Google pour intégrer le féroïen, ou peut-être plutôt le féringien – à vous de choisir ! – dans son service Google Translate, les habitants de l’archipel ont pris l’initiative de créer leur propre application de traduction automatique pour mettre en relation leur langue nationale avec les principaux idiomes internationaux. Ils espèrent ainsi contribuer à la préservation de leur héritage culturel. Ainsi est né en 2017 le Faroe Islands Translate Project qui pallie au manquement de la multinationale américaine. De courtes vignettes vidéo mettent en scène des Féringien(ne)s et donnent ainsi accès à la sonorité de leur langue.

Pour reconnaître une Féringienne qui vous complimente sur vos yeux c’est par ici :

© Bjartur Vest
Vue depuis ma chambre (Føroyar Hotel, Tórshavn, Streymoy) (juil. 2019)
Gásadalur (Vágar)
Drangarnir (Vágar) © Ralph Rainer 2018
Falaises de Vestmannabjørgini (Streymoy)
Brouillard se levant sur Tjørnuvík (Streymoy)
Tinganes, quartier historique de Tórshavn (Streymoy)
Cap Enniberg (Viðoy)

For Pastor Sverri Steinholm, running in the Faroe Islands is Spiritual (2019)

Sverri Steinholm doit avoir la cinquantaine. Il est marié et père de trois enfants. C’est un type qui déborde d’énergie et qui a fait tous les métiers. Il a notamment été cuistot à bord d’un de ces navires-usines qui vont pêcher au large du Groenland. Il a fait ça pendant des années, et puis il a été touché par la Grâce comme on dit, car il a entamé des études de théologie. Il s’en est sorti sain et sauf, de corps et d’esprit, et, preuve de son mérite, il est devenu assez rapidement le pasteur de la cathédrale de Tórshavn, la capitale des Féroé, son pays ; un sacerdoce qui l’amène encore à visiter les malades de l’hôpital de la ville ainsi que les détenus de la minuscule prison de l’archipel.
J’ai fait la connaissance de Sverri sur l’île de Viðoy, il y a trois ans, dans le petit village de Viðareiði (350 habitants) où il consacrait ses vacances, avec quelques paroissiens et des membres de sa famille, à retaper une ancienne maison en bois qu’il comptait transformer en une sorte de salon de thé qui tiendrait également de lieu de rencontre et d’échange ; un lieu comme on en trouve souvent à l’entrée des églises luthériennes. C’était en juillet, et il faisait grand soleil. Je suis arrivé là avec mon groupe un peu par hasard, ignorant totalement ce que j’allais trouver sur place.
Sverri nous a chaleureusement accueillis. Tout en racontant son histoire et son projet de transformation de l’endroit, il continuait de préparer des crêpes dans la cuisine, des quantités astronomiques de crêpes. Des scones, des gâteaux au chocolat et toutes sortes de biscuits faits maison, avec des confitures, du café et du thé en abondance, attendaient aussi d’être servis aux visiteurs de passage. En goûtant à ces mets préparés avec soin, je pensais aux marins qu’avait connu Sverri, perdus en pleine mer du Labrador, ou dans les eaux entre Terre de Baffin et côte ouest du Groenland, et qui trouvaient certainement dans ses talents de maître-coq un peu de réconfort à la dureté de leur métier. Sverri a juste modifié la nature de ses ouailles, mais dans le fond, lui, il n’a pas vraiment changé ; sa mission est toujours celle d’apporter de la consolation. Pasteur à Tórshavn, visiteur de prison ou des malades à l’hôpital, cuistot sur un bateau ou dans une auberge en rénovation, il s’agit encore et toujours de prendre soin de son prochain.
L’année suivante, lorsque je suis retourné aux Féroé, je savais que ma route m’amènerait à nouveau à Viðoy. Je me demandais si j’allais y retrouver Sverri, s’il avait achevé ses travaux, ou bien s’il était encore à Tórshavn à officier dans sa cathédrale. Je savais en revanche qu’aucun demi-hasard ne me conduirait cette fois-ci vers ce grand bâtiment sombre que l’on aperçoit dans les hauteurs du village de Viðareiði, car j’en avais la ferme intention.
A mon arrivée, il était là, encore à retaper sa vieille bâtisse et à confectionner des pâtisseries en prenant sur le temps de ses congés. Les travaux avaient avancé mais la cuisine était restée la même. Sverri nous a une nouvelle fois invité à faire comme chez nous – hospitalité féringienne oblige – puis il nous a parlé comme la fois précédente de sa vie et de sa famille. Mais il a aussi mentionné une courte vidéo qui venait d’être publiée sur Youtube, un reportage dont il avait été le sujet : the Running Pastor ! Il semblait assez fier du résultat et nous invitait à la visionner dès que nous en aurions l’occasion, ce que j’ai fait le soir à mon hôtel, me surprenant presque à envier cet homme aux si multiples talents et dont la vie semble n’être emplie que de biens essentiels : l’écoute des autres, sa maison à bâtir, la bonne chère et la course en pleine nature…
C’est cette vidéo que je vous propose de découvrir ici à votre tour. Elle est superbe, magnifiquement servie par des paysages à couper le souffle, ce dont Sverri, apparemment, ne manque pas.

Avant de nous quitter ce jour-là, il m’a demandé si je venais souvent aux Féroé. Une fois pas an, en été, si tout va bien, lui ai-je répondu.
Quelle prochaine surprise réserve-t-il ?

Nota bene : musique en fin de vidéo : Hamferð – Harra Guð títt dýra navn og æra